Alberto

Don Alberto de la Mancha, un autre regard, l’autre Alberto
Quand l’Art s’invite à la table du cuisinier-poèteen

Alberto Herraiz, c’est une présence, imposante et tendre, accueillante et chaleureuse comme la salle de son « Fogón » du quai des Grands-Augustins, où de ses mains savantes sortent les tapas ébouriffantes et les « riz en paella » si savoureux qui ont fait sa réputation et dont il est le maître incontesté. Au cœur de son art, l’émotion, la générosité, le partage, le duende.

Mais Alberto, c’est aussi et surtout un regard. Et c’est ce regard, et les jardins secrets de ce grand homme et ami cher que je souhaite évoquer ici.

Tu vois ces dessins sur la route ? On dirait les premières toiles de Soulages.

Tels sont les mots que m’adresse Alberto Herraiz, un bel après-midi de l’été 2016, sur la route de son village natal, Villalba de la Sierra, province de Cuenca, en Espagne. Car pour Alberto, acrobate des saveurs, les arts dialoguent et se nourrissent l’un l’autre. Ce visionnaire du goût a le talent rare de percevoir une réalité autre, lui-même devenu une subtile caméra hyper-sensible.

Sur cette route, dans sa maison qui lui ressemble, nichée au cœur d’une nature magnifique, dans son « musée du Regard » qui recèle tout un monde de poésie visuelle composé de simples objets usuels rassemblés et transcendés dans l’espace, j’ai pu comprendre combien est étroit le lien qu’Alberto établit entre son travail, certains diront son art – la cuisine –, et la peinture.

M’est revenue en mémoire l’œuvre de création élaborée par lui en correspondance avec les tableaux de Velázquez, de Miró, de Picasso, de Dali, de Barceló… C’est fort de cette hyper-sensibilité visuelle et de ce désir d’art majuscule alliés à sa technique qu’Alberto travaille jour après jour, pour nous, en bon artisan de la beauté et du goût, comme les plus grands.

Bon sang ne saurait mentir…

Appartenant à une quatrième génération de cuisiniers, Alberto Herraiz se forme, avec ses frères – José et Javí, Mario choisira un autre destin – dans le restaurant familial « Mesón Nelia », fondé par sa mère Nelia Gil, impériale de beauté et de son savoir-faire de chef. Alberto reprend le restaurant familial en 1984 et en crée un autre, « Neli », à Cuenca, avenida de la República argentina, en 1987.

Or Cuenca, où réside encore Alberto, n’est pas un lieu ordinaire. De grande tradition culinaire, c’est la vertigineuse ville fortifiée médiévale aux maisons suspendues, devenue peu à peu, à partir des années cinquante, la cité aux vingt musées, par l’action d’hommes hors du commun.

Parmi eux se trouve Antonio Pérez, éditeur, collectionneur, agitateur culturel et artiste pluriel, ami, entre autres peintres, d’Antonio Saura, de Millares, de Miquel Barceló (il faut visiter à Cuenca les trois lieux de la Fondation Antonio-Pérez, le premier ouvert en 1998). Bref, Antonio Pérez, fidèle habitué du « Neli », se prend d’amitié pour le jeune Alberto – « Antonio Pérez a éduqué mon regard, il m’a appris l’essence des choses ». Il invite Alberto à l’accompagner à Madrid pour découvrir l’exposition « André Breton et le Surréalisme » au nouveau centre d’art Reina Sofia inauguré en 1992…

002-1

Alberto découvre l’art sur le mode du coup de foudre : il retourne seul au Reina Sofia et se met à dévorer tous les livres, et d’art, et de cuisine. Une nourriture des yeux et du caractère qui le renforce dans son idée de voir plus loin, plus haut. Accélération : Alberto part suivre un cours pour professionnels chez Ferran Adrià, dans son mythique « El Bulli », à Roses, en Catalogne –

Ferran m’a appris à penser, à imaginer le résultat de la
recette avant de l’avoir réalisée, à trouver ma propre identité.

Le voyage initiatique se poursuit en France. De table en table, Alberto déguste la cuisine des plus grands chefs qu’il a connus dans les livres de la collection dirigée chez  Robert Laffont par Claude Lebey, les Michel Guérard, les Olivier Rœllinger… et n’y tient plus : il veut faire découvrir aux voyageurs du goût, « les » cuisines de son pays et sa folle déclinaison de « riz en paella ».

Et il va faire sa « riz-volution » à Paris.

À nous deux Paris !

En 1997, rue Saint-Julien-le-Pauvre, tout près de Notre-Dame, encouragé par l’enthousiasme de vrais amis, dont Ramón Chao et Oscar Caballero, Alberto ouvre son « Fogón Saint-Julien ».

Le succès est au rendez-vous, le tout-Paris se régale de ses mille tapas poétiques au gré de l’imagination et de ses « riz en paella » qui sont une découverte.

Le restaurant, bondé, devient trop petit. À cette réussite n’est pas étrangère une jeune et belle Argentine, pâtissière d’exception et sommelière, qui fait un stage au « Fogón ». Vanina et Alberto se marient – j’étais au mariage ! – et sont aujourd’hui parents d’un superbe petit Léon. En 2005, ils ouvrent l’actuel « Fogón », 45, quai des Grands-Augustins, en face – est-ce un hasard ? – du musée du Louvre. Seule la Seine les sépare.

La philosophie du « Fogón » ? Alberto la définit en quelques mots :

Un voyage imaginaire à travers les cuisines des Espagnes,
plurielles et différentes, en recherchant ce qu’il y a de plus
universel dans notre cuisine et nos techniques.

Écrivains, peintres (Barceló n’a-t-il pas peint pour lui la plus coquine des gambas qui orne sa carte), musiciens, grands chefs, journalistes, comédiens, personnalités politiques…, le monde gourmand et gourmet se presse pour goûter, partager les dernières créations d’Alberto au « Fogón ».

Les livres – Gaspacho, Paella, Fogón dix façons de le préparer…–, les prix littéraires et gastronomiques, les démonstrations culinaires à Paris, Madrid, Montréal, New York, Buenos Aires, un repas pour le roi d’Espagne, en passant par Argentan pour l’Université Populaire du Goût de Michel Onfray, Alberto est appelé dans le monde entier et ne cesse d’éblouir, d’enchanter, de régaler, de créer.

Après ses premiers « menus-tableaux » autour de l’exposition Dali, en 2012, à Beaubourg, Alberto accepte d’animer chaque mois, à l’Institut Cervantes de Paris, en 2015, une master class. Grande ambition : il y a cuisiné la peinture espagnole, de Velázquez à Picasso, en créant neuf menus inspirés des toiles des grands maîtres, autant de « folies douces » que ses inconditionnels ont pu déguster, bien sûr, en son « Fogón ».

Régal des yeux, certes, mais pas que… Fruit de la maîtrise d’Alberto aux fourneaux et de son rêve baudelairien des correspondances entre les formes de la beauté. « J’ai longtemps habité sous de vastes portiques… », gageons que Charles aurait adoré quitter, lui aussi, son île Saint-Louis, pour « piquer » une voluptueuse tapa d’œufs frits à la truffe noire.

Salut l’artiste ! Merci l’ami ! Prépare tes pinceaux, accorde ton piano et mijote-nous mille et une surprises pour nous embarquer dans tes nouvelles aventures. Déjà, une première escale en majesté : deux soirées Théâtre et Gastronomie programmées à Saint-Pétersbourg, la ville de Pouchkine et de la Grande Catherine, amoureuse des Arts et des Lumières… Bon vent Maestro !

¡ Hasta siempre !

Jeannine Coureau